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De la friction culturelle à l'affrontement armé. Seuils, échelles et modalités de la conflictualité (Turquie, Iran, Pakistan)

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Contrairement à une perception répandue, la violence armée a diminué depuis 1945, à la fois par le nombre de conflits et de victimes. Elle a de plus a connu une transformation remarquable : les guerres interétatiques sont rares et les conflits internes sont en proportion plus fréquents. Ces mutations tiennent à l'évolution du champ interétatique qui définit les normes du comportement externe et, de plus en plus, interne des Etats. Loin d'un désordre croissant, c'est donc la montée des contraintes et l'illégitimité de la violence privée qui caractérise la conflictualité contemporaine.

Dans ce contexte, les conflits justifiés par des revendications ethniques ou régionales voient leur nombre augmenter depuis les années 1960 avec des objectifs variables (autonomie, fédéralisme, indépendance, droits culturels). Loin d'avoir disparu dans les régimes démocratiques, ces "conflits de différentiation" restent d'actualité (pays Basque, Corse notamment), mais sont particulièrement importants en Afrique et au Moyen-Orient où ils menacent parfois l'existence des Etats. Si l'on peut soutenir avec raison que tout conflit a une dimension identitaire, nous montrerons que ces conflits ont des dynamiques propres qui tiennent notamment à la légitimité des revendications particularistes ou territorialisées et une articulation complexe politique/culturel et local/national.

Ces conflits sont-ils l'expression mécanique de différences culturelles ? L'idée que les différences identitaires surdétermineraient les stratégies des acteurs et expliqueraient la genèse des conflits se retrouve chez certains auteurs comme Huntington. De même, la référence à l'ethnicité est de plus en plus utilisée pour décrire les conflits actuels et, de façon significative, les officiers américains se voient proposer des modèles prévisionnels où l'existence de différentes "communautés" est mécaniquement transcrite en facteur de risque. L'imprécision des concepts - "ethnique", "tribal" etc. - cache mal une volonté de réduire les conflits à des formes de lutte déterminées par des antagonismes irréductibles et, pour tout dire, hors du politique.

Or, il n'y a pas de conflits "immémoriaux", mais bien des phénomènes modernes, notamment un travail sur la mémoire, déterminant dans la construction de l'image de soi et de l'adversaire. La médiation des acteurs collectifs et la reconstruction par ceux-ci des identités existantes n'empêchent d'ailleurs pas que les identités puissent être transmises sans l'intervention d'institutions structurées (les alévis en Turquie par exemple). De plus, les particularismes en jeu ont des dimensions multiples et cumulables (ethnique, religieuse, locale) qui dépendent de l'histoire locale et des stratégies identitaires des acteurs. Les différences saillantes changent avec le contexte national : par exemple l'appartenance religieuse est devenue plus déterminante après 1979 en Iran pour des groupes minoritaires majoritairement sunnites.

L'absence de relation mécanique entre différence culturelle et conflit nous amène à préciser que la conflictualité liée aux particularismes identitaires ne revêt pas nécessairement une dimension violente. Hors des conflits ouverts, il existe une large palette de situations plus ou moins conflictuelles. Notre projet vise à saisir l'articulation entre différentes formes de conflictualité, sachant qu'aucune "loi" n'appelle le passage de l'une à l'autre, ni n'organise les seuils de façon prévisible. L'analyse de quatre passages - de la différence à la friction, de l'individuel au collectif, de la violence sociétale à la violence organisée, du local au national – nous paraît à même d'éclairer certaines dimensions essentielles de cette conflictualité.

En premier lieu, on s'interrogera sur le passage de la différence culturelle à la "friction culturelle". Certaines pratiques discursives marquent l'éloignement par rapport à une altérité perçue comme étrange ou une résistance à une institution extérieure comme l'Etat, mais aussi des partis politiques et des milices. Les jeux de langage codés, les échanges en coulisse ou les apartés, constituent en ce sens des signes de différentiation qui peuvent devenir des pratiques d'opposition, engendrées par un conflit et le nourrissant en retour. Dans certains cas, elles peuvent prendre la forme d'une affirmation ostensiblement déviante du groupe (provocations carnavalesques, singeries et imitations désobligeantes), voire celle d'un exit pur et simple (sectarisation, abstention électorale). Ces pratiques peuvent s'articuler à des oppositions plus marquées quand le conflit est défini comme un problème légitime au sein du groupe de référence. Les récriminations publiques (colères individuelles ou collectives, dénonciations, rumeurs) s'articulent alors avec l'investissement dans des sphères non politiques (folklore), une économie au noir ou le sabotage des biens publics, qui durcissent la frontière entre "nous" et "eux".

En second lieu, on analysera la genèse des mobilisations collectives, en incluant les formes intermédiaires de "mobilisation sans mobilisateurs". Comment des acteurs collectifs naissent-ils dans des situations marquées par des frictions culturelles ? Comment passe-t-on de différences vécues comme normales à des revendications d'autonomie ou une transformation des rapports avec le centre politique ? On s'attachera à montrer l'articulation entre des mobilisations non politiques, notamment les différents efforts de patrimonialisation, et l'émergence d'acteurs porteurs de revendications politiques. Enfin, les affrontements collectifs, bien qu'éminemment publics, ne sont pas toujours le produit de la stratégie d'une organisation. Certaines pratiques - notamment les émeutes et les révoltes sans organisateurs - supposent un degré de coordination in situ des individus, souvent à partir de modalités d'action connues ou de diffusion instantanée de l'information.

En troisième lieu, on abordera la question de la formation des répertoires d'action et de la violence comme produit d'une socialisation. Même si l'on peut arguer d'une continuité des processus, les répertoires d'action violents ont des effets spécifiques au moins à deux niveaux. D'une part, les effets de cliquet expliquent probablement la continuation de la lutte armée en raison notamment d'une professionnalisation des militants. D'autre part, la violence redéfinit les identités, en les polarisant de façon particulièrement efficace. En ce sens, la violence est aussi une technique de mobilisation qui oblige chacun à faire des choix.
Contrairement à une hypothèse d'Elias, la violence n'apparaîtra pas nécessairement comme une régression, mais plus souvent comme l'effet de la socialisation par une institution (parti, armée) ou, de façon plus diffuse, de la conformation à un ethos de la virilité ou à un devoir religieux. En ce sens, on cherchera d'abord à comprendre le poids de ces formes culturelles dans les conflits interindividuels. On abordera ensuite les origines des répertoires d'action des acteurs collectifs (partis, armées). Ces derniers reprennent-ils, et moyennant quels aménagements, certaines formes sociales de violence (définition des cibles légitimes, techniques d'affrontement) ? Quels sont les enjeux pour une organisation d'inscrire ainsi son action dans une continuité ?

Enfin, on abordera les interprétations locales des conflits nationaux et la montée en généralité à partir d'un conflit local. Comment, à partir d'un incident très localisé, une mobilisation nationale peut-elle émerger ? Ces évènements, dans la mesure où ils prennent une dimension nationale, peuvent définir des générations et permettre la constitution d'acteurs collectifs dont l'action s'inscrira dans la durée. Ces questions renvoient au processus inverse : comment un conflit national est-il réinterprété localement ? Permet-il le réinvestissement de conflits antérieurs et l'amorce d'une polarisation ? Les acteurs, par consensus implicite, vont-ils au contraire se soustraire aux obligations de l'affrontement ? Cette question paraît essentielle dans la dynamique des conflits, en particulier dans les phases de mobilisation ascendante.

Notre approche repose sur deux choix méthodologiques : le comparatisme et l'interdisciplinarité avec une insistance particulière sur l'observation participante, qui donne une juste familiarité avec les acteurs.

Nous proposons d'étudier les conflits de différentiation en Iran, au Pakistan et en Turquie. Ces trois pays connaissent depuis des décennies des conflits qui peuvent déboucher sur des ruptures majeures, voire sur un effondrement de l'Etat. Des groupes ethniques sont l'enjeu de mobilisations de longue durée : les Kurdes, en Turquie et en Iran; les Baloutches en Iran et au Pakistan; les Pachtounes et les Cachemiris au Pakistan sont périodiquement en dissension ouverte par rapport à l'Etat. Mais la conflictualité n'a pas qu'une dimension ethnique et armée : hors de ces conflits ouverts, ces pays se caractérisent aussi par la force des clivages identitaires. Au Pakistan, par exemple, des conflits se développent depuis trois décennies environ sur fond d'une progression de l'intolérance entre groupes ethniquement, socialement et religieusement différenciés. De plus, ces conflits ont souvent une dimension transfrontalière qui lie les Etats voisins (Kurdes, Azéris, Baloutches, Pachtounes, Cachemiris). Les régimes politiques de ces trois pays se caractérisent également par des formes autoritaires où la participation politique est de fait limitée par le poids de l'armée (Turquie, Pakistan) ou des religieux (Iran). Enfin, l'expérience de la domination extérieure, jusqu'au colonialisme, a conditionné la légitimité des identités minoritaires.

Cependant, le choix de ces pays s'impose moins pour ces parallèles, qu'en raison de divergences qui nous permettent d'établir un comparatisme à bonne distance. Celles-ci tiennent à des trajectoires étatiques distinctes et à un rapport aux minorités, notamment la légitimité de leurs revendications culturelles, profondément différents. D'une part, ces pays présentent deux types de structures institutionnelles : fédérales au Pakistan, strictement unitaires en Turquie et en Iran. Aucun de ces systèmes n'a permis de faire l'économie de la violence - ce qui est en soi un enseignement -, mais les enjeux des conflits restent en partie liés aux formes d'organisation administrative. Les deux États centralisés que sont l'Iran et la Turquie gèrent leurs territoires sur un mode analogue, de manière intégrée et homogène, ne tolérant aucun statut juridique dérogatoire. Le préfet, représentant de l'Etat central, est l'autorité supérieure dans chaque province (en Iran) ou département (en Turquie). Il n'existe donc pas, au niveau central, de représentation spécifique des localités. En Turquie, tout intérêt territorialisé localement est vite constitué, comme bölgecilik (terme péjoratif pour régionalisme), voire comme séparatisme. Au Pakistan, en revanche, la politique centralisatrice de l'Etat n'a pas pu mettre un terme au patchwork de statuts territoriaux et de chevauchement d'autorités politiques concurrentes : capitale fédérale, provinces, agences tribales sur la frontière afghane, territoire disputé (Cachemire), cantonnements, municipalités, gouverneurs, premiers ministres provinciaux. Les forces paramilitaires qui surveillent les frontières intègrent (en principe) un pourcentage fixe du groupe majoritaire localement. Ces constructions étatiques spécifiques expliquent en partie la grande variation dans les politiques vis-à-vis des groupes minoritaires. Cependant, on voit partout la pénétration de l'appareil administratif et les efforts pour construire un sentiment national créer en retour des mobilisations particularistes.

Etat jeune, à peine 60 ans, le Pakistan est, dans ses frontières actuelles, le résultat d'une triple sécession. La première sépara les provinces à majorité musulmane de la majorité hindoue, lors de la division de l'Empire britannique des Indes en 1947. Elle aboutit à réunir, au nom de l'identité musulmane, des groupes fortement différenciés - Mohadjirs (réfugiés musulmans du nord de l'Inde), Pendjabis, Pachtounes, Baloutches, Sindhis, Cachemiris – tout en instaurant un système fédéral où chaque province représente un des principaux groupes. En compensation, les Mohadjirs eurent un quasi-monopole de l'administration publique. La seconde conduisit, la même année, une minorité de la population cachemirie à se soulever pour rejoindre le Pakistan. Elle donna naissance à deux entités juridiquement insolites : les Aires du Nord et l'Etat d'Azad Kashmir qui, incluses au Pakistan, n'ont aucune existence dans la Constitution de 1973. La dernière priva, en 1971, le Pakistan de la moitié de sa population lorsque les Bengalis se soulevèrent pour créer le Bengladesh. Elle a créé, au sein du groupe linguistiquement et politiquement dominant des Pendjabis (44% de la population), un véritable "complexe d'infériorité majoritaire".

Chaque rupture s'est accompagnée de violences, de massacres et de guerres qui ont laissé des marques vives dans la mémoire collective, notamment celle des Pendjabis, des Mohajirs et des Azad Kashmiris qui, historiquement, dominent l'Etat fédéral car ils sont les mieux représentés au sein du corps des officiers et de la haute administration. Cette construction territoriale aléatoire est également à l'origine de la tension entre un régime constitutionnellement fédéral et une pratique centralisatrice intransigeante. La gestion autoritaire par l'Etat des revendications particularistes a rythmé l'ensemble de l'histoire du Pakistan, depuis 1947 : autonomismes pachtoune et baloutche durement réprimés de la fin des années 1940 à 1970, mouvements sindhie et mohadjir écrasés militairement dans les années 1980 et 1990, rébellions armées baloutche et fondamentaliste (dans les zones tribales pachtounes) combattues par l'armée depuis 2003.

En Turquie, le cadre institutionnel se caractérise par une grande rigidité et une volonté d'uniformisation des structures, qui restent très pyramidales. La république turque, en rupture avec l'héritage ottoman, s'est fondée sur le mythe d'une homogénéité de la population, au point de nier l'existence de certains groupes comme les Kurdes. L'affirmation publique des différences ethniques contredit les bases du nationalisme officiel et reste de ce fait largement illégitime. De même, sur un plan religieux, les alévis ne sont pas reconnus comme tels par l'Etat malgré leur nombre car, en dépit de la laïcité officielle, le sunnisme est de facto la confession d'Etat.

Si la perspective d'adhésion à l'Union Européenne a permis d'ouvrir de nouveaux débats sur les minorités et les régions, les réformes peinent toujours à être appliquées. Le débat en cours sur des formes de décentralisation montre la profondeur des réticences chez les hommes politiques et les cadres de l'administration devant une autonomie même limitée du local. Enfin, le retour des tensions dans les régions kurdes depuis la reprise de la guérilla par le PKK est à l'évidence un facteur de polarisation.

L'Iran est enfin un vieil empire "pluriethnique", dont moins de la moitié des habitants a le persan pour langue maternelle et dont la diversité culturelle a peu d'équivalent. La dynastie pahlavi (1925-1979) a transformé cet empire en un État-nation centralisé ne tolérant, en matière d'expression des diversités régionale et ethnique, que quelques manifestations folkloriques. Si la République islamique s'est montrée plus tolérante vis-à-vis des cultures et des langues régionales, elle a poursuivi l'œuvre d'unification engagée, mais en référence cette fois à l'islam comme ciment social, la modernisation du pays entraînant par ailleurs une uniformisation progressive des pratiques. Au fil du XXème siècle, les "peuples" formant l'Iran sont ainsi devenus des "minorités", conscientes de leur identité et porteuses de revendications culturelles, mais cependant animées d'un fort sentiment national iranien. Marginales par leur obédience sunnite face à un pouvoir chiite, occupant des positions périphériques sur le territoire national, adossées à des régions limitrophes peuplées de "co-ethniques" qui bénéficient de l'autonomie (Kurdistan irakien, Baloutchistan pakistanais) ou de l'indépendance (Azerbaïdjan, Turkménistan), mal dotées économiquement, ces minorités n'ont pas manifesté de réelles velléités sécessionnistes dans des contextes pourtant troublés. Ainsi, lors des événements révolutionnaires de 1978-1979, certains groupes ont lutté pour la reconnaissance de droits culturels ou politiques, mais les revendications ne furent jamais clairement indépendantistes.

Est-ce à dire pour autant que les revendications identitaires se sont évanouies dans le cadre d'un État définitivement unifié ? La situation est plus complexe; ces revendications sont dormantes et ont pris, depuis les années 1990, un tour singulier : elles visent une plus grande reconnaissance et une plus grande participation dans le cadre de l'État. Cette poussée, plus ou moins intense selon les provinces, des sentiments identitaires se traduit par un foisonnement de publications et d'initiatives culturelles, de manifestations emblématiques, par la revendication de l'"indigénisation" des cadres administratifs et de nouveaux découpages des provinces. Sous la forme d'un nationalisme régional, d'une patrimonialisation douce, mais obstinée, ou de brusques émeutes, portées par des élites qui ont souvent migré à Téhéran ou à l'étranger, ces affirmations particularistes - moins connues en Occident que celles, qui touchent au statut des femmes et des libertés publiques - compteront à coup sûr dans l'évolution future de l'Iran.

Est-ce à dire pour autant que les revendications identitaires se sont évanouies dans le cadre d'un État définitivement unifié ? La situation est plus complexe; ces revendications sont dormantes et ont pris, depuis les années 1990, un tour singulier : elles visent une plus grande reconnaissance et une plus grande participation dans le cadre de l'État. Cette poussée, plus ou moins intense selon les provinces, des sentiments identitaires se traduit par un foisonnement de publications et d'initiatives culturelles, de manifestations emblématiques, par la revendication de l'"indigénisation" des cadres administratifs et de nouveaux découpages des provinces. Sous la forme d'un nationalisme régional, d'une patrimonialisation douce, mais obstinée, ou de brusques émeutes, portées par des élites qui ont souvent migré à Téhéran ou à l'étranger, ces affirmations particularistes - moins connues en Occident que celles, qui touchent au statut des femmes et des libertés publiques - compteront à coup sûr dans l'évolution future de l'Iran.

1) De la différence à la friction culturelle

Ce premier thème est consacré aux conditions de passage de la différenciation identitaire à la friction culturelle comme forme diffuse de conflit. Pour rendre compte de la genèse de ces frictions, on analysera ce processus à la fois par le bas (à l'échelle des sociétés locales) et par le haut (à l'échelle des politiques étatiques).

A) Irréductible identitaire et frictions culturelles

Si l'on suit Lévi-Strauss, le fonctionnement et la reproduction des différences entre groupes est indissociable d'un minimum d'hostilité. Des traits culturels sont érigés en marqueurs identitaires, contribuant à définir des frontières entre "eux" et "nous". En Iran, au Pakistan, et en Turquie, les registres de la cuisine, de l'hygiène, de la sexualité, etc. sont mis en œuvre pour dénigrer l'autre, voire pour susciter le dégoût dans une logique générale de classement et de hiérarchisation des groupes. Les individus peuvent ainsi être amenés à voir dans les croyances et les pratiques non familières une critique implicite de leurs propres croyances. Les interactions frictionnelles, langagières ou physiques entre membres de différents groupes, dans des situations aussi banales que l'attente au guichet d'une administration, participent à la fois du marquage des frontières du groupe et de la construction d'un imaginaire de l'autre qui aura des conséquences lors de la survenue d'un événement disruptif. Le "narcissisme des petites différences", pour reprendre une expression freudienne, est l'un des moteurs de ces frictions offrant un terreau au conflit, mais ne l'engendrant pas nécessairement.

Au Pakistan, on retrouve ces tensions dans les plaisanteries, la quasi-absence de mariages inter-ethniques ou bien dans le poids des "biraderi" (réseau de parenté) comme ultime protection face à l'arbitraire de l'Etat, mais aussi à l'incertitude économique. Les visions stigmatisantes de l'autre, héritées de la période coloniale et pré-coloniale restent puissantes et sont toujours véhiculées par les manuels scolaires. Les oppositions entre hommes des plaines et montagnards, entre "race martiale" et "race efféminée" contribuent à construire le stéréotype du Baloutche (farouche et arriéré), du Pachtoune (guerrier, mais efféminé), du Cachemiri (pacifiste donc lâche), du Sindhi (peu fiable car hindouisé) ou du Pendjabi (industrieux et roublard). Les frictions culturelles, loin de s'atténuer avec la modernité, s'accentuent sous l'effet de contacts plus importants dans les grandes métropoles multi-ethniques, comme Karachi, et de la concurrence sur le marché du travail. La concurrence imposée par les Pendjabis et les Pachtounes aux Mohadjirs fut à l'origine de la révolte qui mit Karachi à feu et à sang pendant la décennie 1990. En Iran, les stigmatisations des populations périphériques font également partie d'un répertoire routinier : les Turcs azéris balourds et robustes, les Gilânis efféminées, les Arabes violents, etc. En Turquie enfin, les Kurdes sont souvent confondus avec le prolétariat présent dans les grandes villes de l'ouest du pays et on retrouve ici l'articulation souvent décrite entre classe et "race", qui s'apparente à une naturalisation des classes sociales.

B) Les politiques étatiques comme source de frictions

Ces identités (régionale, ethnique, locale) ne sont pas seulement des principes d'affiliation territoriale ou sociale, des catégories de description ethnographique ou de perception populaire; ce sont aussi des catégories de classement signalant un rang dans l'accès aux ressources étatiques. À l'échelle régionale ou urbaine, où coexistent plusieurs populations, ces hiérarchies sont visibles et peuvent être l'objet de friction, de contestation, voire conduire à des révoltes. En Iran, par exemple, des Persans du plateau central aux Baloutches et aux Kurdes occupant les marges défavorisées, une hiérarchie se dessine assignant à chaque groupe une position relative.

Effectuant des découpages territoriaux, cartographiant, recensant et classant les populations, imposant des normes d'enseignement, notamment de l'histoire, et des pouvoirs locaux, les dirigeants et les organismes étatiques créent des conflits identitaires. En Iran, le préfet - représentant de l'Etat central - et l'imam Jom'e - représentant du "guide" - sont les autorités supérieures dans chaque province. Si la plupart des provinces portent le nom de leur principale ville, quelques-unes sont désignées par référence à l'ethnie dominante qui les occupe (Baloutchistan, Kurdistan, Azerbaïdjan) mais, de façon symptomatique, ces divisions ne correspondent jamais au territoire qu'occupe réellement cette population. Au Pakistan, le remodelage administratif est toujours une affaire très sensible, donnant souvent lieu à des émeutes. Ici, le découpage et la dénomination des entités administratives laissent cependant une place aux références locales, ce qui n'est jamais le cas en Turquie. En Anatolie, c'est le préfet de département qui exerce une autorité exclusive. Les découpages territoriaux se sont attachés à brouiller, voire à nier les cartes des populations et groupes. Cette négation s'est opérée y compris dans la dénomination des lieux, dans la toponymie. Les changements de toponymes, extrêmement fréquents durant la période républicaine, révèlent plusieurs constantes : turquisation, naturalisation, neutralisation. Les circonscriptions administratives ne correspondent à aucun espace économique préexistant, à aucune unité culturelle, linguistique ou religieuse. Ainsi, les noms propres désignant une portion de territoire délimitée en fonction de critères naturels, historiques, économiques ou autres, sont pratiquement absents; les circonscriptions sont simplement désignées par le nom de la ville-préfecture. De même, l'échelon régional a été contourné. Le processus de rapprochement avec l'Union Européenne nécessite la création d'entités régionales pour bénéficier de fonds structurels, mais celles créées s'attachent, comme dans les années 1920, à ignorer les frontières humaines et linguistiques. Les territoires majoritairement kurdes sont découpés de manière à ne jamais former une région homogène.

Les Etats ici considérés ont promu des politiques linguistiques différentes. Jusqu'à récemment, la Turquie a interdit l'usage de toute autre langue que le turc; il en va autrement en Iran où le fait linguistique minoritaire est reconnu, et au Pakistan qui reconnaît les principales langues parlées. Il faut aussi prendre en compte les formes de particularismes qui sont tolérés, voire construits par les institutions. La République islamique reconnaît la diversité culturelle du pays à travers ses manuels scolaires, ses musées ethnographiques, sa politique d'édition, tout en la cantonnant à ses expressions les plus conventionnelles. De nombreuses associations se sont créées ces dernières années pour promouvoir les langues, l'histoire et les cultures régionales à travers un grand nombre de revues, de colloques et de conférences. Au Pakistan également, tout en acceptant la diversité culturelle, l'Etat tend à rigidifier la représentation des communautés ethniques comme dans certains musées où la diversité culturelle se donne à voir sous la figure de mannequins de cire au faciès typé et de modes vestimentaires révolues.

Enfin, les conflits particularistes jouent un rôle clé dans l'évolution du système politique national, notamment en Turquie et au Pakistan, avec l'élaboration de politiques publiques répressives justifiées par l'unité nationale. En Turquie, le coup d'Etat de 1980 a conduit à des restrictions particulièrement sévères des libertés publiques dont la justification repose largement sur le danger séparatiste kurde. Au Pakistan, les conflits liés au caractère multiethnique de l'Etat sont également un facteur clé pour comprendre la militarisation progressive du régime politique ainsi que l'islamisation impulsée, non par des mouvements islamistes (politiquement marginaux), mais par l'Etat lui-même, en particulier sous la dictature du général Zia ul-Haq (1977-88). Les dictatures militaires et l'instrumentalisation des partis islamistes ont été, sur le temps long, des réponses à la fragilité de la construction stato-nationale. Or ces deux acteurs, armée et partis islamistes, contribuent à aggraver en retour les conflits – ne serait-ce que parce que la représentation des différents groupes ethniques est fortement déséquilibrée au sein de l'armée, majoritairement pendjabie, et parce que les islamistes partagent, avec l'armée, une même conception fortement centraliste de l'Etat.

2) Le passage à l'action collective

Comment des acteurs collectifs naissent-ils dans des situations marquées par des différences régionales ? Comment passe-t-on des différences identitaires à des revendications d'autonomie, de transformation des rapports avec le centre ? Dans ces trois pays, qui sont les mobilisateurs ? Pourquoi les entrepreneurs utilisent-ils la référence et le cadre (éventuellement juridique) de la région comme élément essentiel de leur stratégie de mobilisation ?
On soulignera en premier lieu que la mobilisation n'intervient pas de façon automatique et que, par ailleurs, elle n'est pas liée mécaniquement à une situation périphérique défavorable de la population considérée. Premièrement, la conscience de différences n'explique pas le processus de mobilisation. Dans nombre de cas, une identité affirmée n'a pas d'expression politique ou revendicative. L'Iran, la Turquie et le Pakistan offrent des exemples de régions avec une identité forte qui ne font pas parler d'elles. Ainsi la région de la Mer noire a une identité affirmée (linguistique et culturelle) et de nombreuses associations de pays (hemşehri), mais cette fierté locale n'a pas d'expression revendicative ou politique. Pour le Pakistan, on peut évoquer le cas des Cachemiris du sud (Azad cachemiris) ou des Hazaras qui, conscients de leur identité, ne la traduisent pas politiquement. Deuxièmement, la diversité des systèmes politiques de Turquie, du Pakistan et d'Iran montre que l'émergence d'une mobilisation spécifique n'est pas liée directement à la politique de redistribution de l'Etat. L'explication par une redistribution du centre défavorable et par la pauvreté d'un territoire ou d'une population n'apparaît pas explicative si elle n'est pas couplée avec d'autres dimensions, notamment la place des agents qui opèrent la mobilisation dans le système social. Trois pistes seront privilégiées : l'articulation entre les mobilisations culturelles et politiques, l'émergence des mobilisateurs comme produit d'un contexte national, l'espace national ou transnational de la mobilisation.
Les mobilisations non-politiques, notamment les courants de patrimonialisation, s'articulent avec l'émergence d'acteurs porteurs de revendications politiques. Les mobilisateurs sont souvent producteurs de discours, en particulier d'une histoire régionale. Dès lors, cette production culturelle, corollaire de l'émergence d'une sensibilité régionaliste, est centrale dans notre projet puisque le culturel est un enjeu de la mobilisation politique. Celle-ci n'est jamais homogène, le conflit n'oppose pas seulement les porteurs d'une culture régionale aux cadres de l'État, mais aussi les apôtres entre eux. Le Gilân en offre un excellent exemple. Depuis le milieu des années 1990, une fièvre patrimoniale, éditoriale et associative semble s'être emparée de la province du Gilân qui, contrairement à l'Azerbaïdjan voisin et au Kurdistan, n'a jamais manifesté de velléités autonomistes. Les revendications ne sont pas ici proprement politiques, mais s'inscrivent sous le sceau d'une identité complémentaire, nationale et régionale, cette dernière souffrant d'une absence de reconnaissance. Cette poussée régionaliste est la résultante d'une pluralité de facteurs : le déclassement économique et symbolique de la province depuis la Révolution islamique, un fort sentiment d'identité et de marginalité culturelles, une clôture des espaces politiques conventionnels. Elle s'adosse à une histoire singulière, celle de la seule province qui, à l'échelle de l'histoire de l'Iran contemporain, ait été le théâtre d'une révolution paysanne, la révolution jangali qui aboutit à la création d'une éphémère République socialiste soviétique de Perse (et non du Gilân, la nuance a son importance) en 1920. Elle se traduit par une prolifération de revues, d'initiatives et de manifestations culturelles, de pèlerinages "ethno-politiques" (sur les lieux de supplice et sur la tombe du leader jangali), mais aussi de revendications en matière d'enseignement de la langue régionale et d'indigénisation des cadres et responsables administratifs. Les symboles et les initiatives sont disputés entre les organismes gouvernementaux et des entrepreneurs indépendants, réunis en associations, non seulement dans la province, mais aussi à Téhéran. Entre les uns et les autres, mais aussi entre associations, les tensions et les conflits s'avivent : chaque ensemble de la province réclame, en effet, une reconnaissance spécifique. On voit naître une situation de fort désaccord entre l'échelon régional et les institutions centrales, mais aussi entre groupements régionaux, ces tensions offrant un espace pour des conflits ouverts et des mobilisations politiques.

La disponibilité d'entrepreneurs en mobilisation est un effet du contexte national (système éducatif, rupture dans la redistribution étatique). La mobilisation régionale est-elle un substitut par défaut à une action politique plus conventionnelle et impossible dans le contexte d'un État autoritaire ? Il est, par exemple, révélateur qu'en Turquie d'anciens militants des gauches radicales aient commencé les premiers à faire la promotion des "cultures régionales" ou encore qu'en Iran les revendications régionalistes se multiplient dans un contexte de restrictions des libertés publiques. Ces processus renvoient notamment à l'existence de "structures dormantes", qu'elles soient issues d'un mouvement social antérieur ou de réseaux sociaux extérieurs et à la disponibilité d'entrepreneurs en mobilisation.
La définition d'un espace culturel de référence pose la question des niveaux plus larges, nationaux ou internationaux, qui peuvent cadrer la mobilisation. Dans des régions où des co-ethniques (Kurdes, Baloutches, Azéris, Pachtounes, Cachemiris) sont séparés par des frontières, le problème de la référence territoriale se pose avec une particulière acuité. Si l'importance des jeux politiques transfrontaliers est une évidence, il semble cependant qu'on puisse observer une tendance lourde à la nationalisation des acteurs politiques. Il faut peut-être prendre le contre-pied de ce qui s'est beaucoup dit, à savoir que les États seraient dépassés politiquement par le transnational. On partira d'un fait remarquablement stable : la grande difficulté à faire fonctionner des mouvements politiques transnationaux (dont les militants appartiennent à plusieurs nationalités). Sur le long terme, le politique s'inscrit dans l'espace national, sans que cela soit incompatible avec la mobilisation d'acteurs en réseaux autour de causes communes. Ainsi, dans les années 1960, le PDK (Parti Démocratique du Kurdistan) dirigé par Mustafa Barzani (1903-1979) a été considéré par la plupart des nationalistes kurdes comme le représentant du peuple kurde dans son ensemble. Pourtant, dès les années 1970, le PDK tend à se réduire progressivement à sa simple composante irakienne. Les politiques étatiques insèrent les populations dans un espace national : si on est Kurde d'Irak, on apprend l'arabe et on entretient une relation particulière d'attachement ou de répulsion, voire des deux en même temps, avec Bagdad. Pour les Kurdes de Turquie, la situation de diglossie, la culture dominante et le statut politique différent considérablement. L'Etat produit des différenciations identitaires là où on attendrait une cohérence. La même chose se vérifie avec le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan) qui est un produit du champ politique turc dans beaucoup de ses dimensions (langue de travail, idéologie, organisation). Progressivement ce qui, jusque dans les années 1970, pouvait être un mouvement politique transnational, se disloque pour donner aujourd'hui des mouvements qui tentent de se construire et de perdurer dans des espaces nationaux. Dans un espace cohérent, il est difficile de faire naître un mouvement transnational. Les mouvements politiques régionalistes apparaissent dans le cadre de scènes politiques locales ou nationales, plus difficilement internationales ou transnationales. Cette hypothèse se confirme si l'on examine les relations entre le mouvement "national" azéri en Iran et l'Azerbaïdjan voisin ou encore l'absence d'irrédentiste des Tâlechs iraniens lors de la tentative de constitution d'une république autonome par leur co-ethniques d'Azerbaïdjan (ex-soviétique).

3) Violence sociétale et violence organisée

Un autre aspect de la dynamique des conflits est la question de la constitution des répertoires d'action. Plus précisément, existe-t-il des schèmes de comportement qu'on pourrait retrouver à différents niveaux de conflictualité ? On abordera ainsi la question de la culture de la violence et de la formation des répertoires d'action collective.

En premier lieu, on peut parler d'une esthétique de la violence et de la mort différenciée selon les sociétés et les groupes. Dans certains cas, la perte de contrôle de soi est socialement attendue et légitimée (en cas d'atteinte à l'honneur par exemple), mais ses formes sont socialement déterminées, souvent de façon assez stricte (cibles de l'agression, techniques mises en oeuvre). Les meurtres liés à l'honneur, nombreux sur nos terrains, sont un bon exemple de ces formes - vécues comme des nécessités intimes, mais socialement définies - de la violence. Par ailleurs, certaines techniques de soi sont centrées sur un apprentissage et une maîtrise dans l'exercice de la violence (les éducations martiales vont dans ce sens). Dans le cas des familles pathans de la frontière afghano-pakistanaise, on peut trouver une cohérence entre les pratiques familiales (concurrence entre les enfants, violence des jeux) et des schémas politiques plus généraux. Ces expériences de la violence constituent-elles des compétences mobilisables dans une situation d'affrontement militaire au sein d'un groupe militant ?
On abordera ensuite les origines et la genèse des répertoires d'action des acteurs collectifs (partis, police, armées). Ce point ouvre comme perspective la question de la reprise, parfois stratégique, de pratiques sociétales par des organisations structurées. Par exemple, certaines règles sociales comme l'hospitalité sont investies d'un sens politique (cf. la protection des militants radicaux islamistes sur la frontière pakistanaise). Les acteurs collectifs se fondent-ils - et si oui de quelle manière – sur des formes sociales de violence (vendetta, définition des objectifs légitimes de la violence, techniques d'affrontement) progressivement politisées ? A l'inverse, comment les acteurs se réapproprient-ils des techniques extérieures à leur univers (tactiques, stratégies de répression), alors que leur volonté de s'inscrire dans une histoire locale les conduit souvent à faire référence à des formes de résistance anciennes ? Est-il par exemple raisonnable de penser que les techniques de l'"attaque-suicide" sont réappropriées par certains groupes radicaux en raison d'un terreau socio-culturel spécifique ? Au contraire, la position des candidats au suicide dans l'organisation est-elle finalement plus explicative ? L'émeute peut être en partie manipulée, la vendetta être reconvertie à des fins politiques. Dans les formes de violence se joue la naturalisation de celle-ci, qui est ramenée à la culture du groupe, à la virilité. On retrouve la question de la construction de soi dans la violence, de l'image que le groupe donne et se donne. L'Etat n'est pas exempt de ces pratiques de reconversion notamment à travers la sous-traitance de la violence à des groupes privés comme les différentes mafias en Turquie ou la sous-traitance de la guérilla au Cachemire à des organisations djihadistes recrutant sur le territoire national au Pakistan. La frontière entre institutions étatiques et privées est souvent floue dans le cas de groupes politiques disposant d'un appui institutionnel.

4) L'interprétation locale du national et le sens national du local

Selon le modèle standard, la nationalisation graduelle de la politique à travers l'unification administrative du territoire, l'essor de la participation politique et le renforcement du contrôle de l'Etat, bouleverse les modalités des conflits dans une société rurale où régions et "pays" demeureraient faiblement connectés au centre politique et au marché. Cette évolution fait reculer la fréquence des situations d'interconnaissance et des rapports de face à face, éloignant physiquement et symboliquement les figures de pouvoir de l'expérience quotidienne. Alors que les mouvements sociaux se concentraient en affrontements restreints à l'échelle de communautés locales, souvent dans une logique de face à face, les affrontements se nationalisent dans leurs modalités et leurs revendications. Si ce modèle a des vertus euristiques, il couvre mal les interactions entre local et national qui déterminent, dans les deux sens, la dynamique des conflits.

Si la sociologie des conflits ou des mouvements sociaux a surtout mis en évidence les oppositions à l'Etat, les logiques conflictuelles locales repérables en Turquie, en Iran et au Pakistan sont loin de s'y réduire. Certains conflits violents ont opposé sunnites et alévis en Turquie dans les années 1970 et 1990; le conflit kurde - bien que polarisé par l'opposition entre le PKK et l'Etat turc dans les années 1980-1990 - a également vu des oppositions frontales entre villages kurdes à certains moments. De même au Pendjab pakistanais, le Sud et le Nord s'opposent, pour l'instant pacifiquement, sans en appeler à l'Etat. Plus généralement, le conflit entre organisations radicales sunnites et chiites qui se développe depuis plus de vingt ans est très fortement local et recouvre des oppositions autres (le résident de longue date contre le nouveau venu; l'industriel contre le propriétaire foncier). Tenter de rendre compte de ces conflits oblige ainsi à ne pas les réduire à la seule opposition entre un groupe donné et les institutions étatiques, mais à chercher ce qui, localement, amène les individus à s'opposer à un autre groupe. Dès lors peut-on parler d'une dimension proprement locale d'un conflit comme autre chose qu'une survivance d'un âge préindustriel ?

Les éléments déclencheurs des épisodes violents amènent à mettre en œuvre le concept de "cascade" (Rosenau et Appadurai). Un événement au niveau national ou international agrège des disputes et des incidents locaux et entraîne un affrontement violent entre deux groupes. On peut aussi penser au phénomène inverse, lorsqu'un événement local est interprété au niveau national, comme ce fut le cas par exemple des "évènements" de Maras (sud de la Turquie) fin 1978, qui eurent un impact considérable sur la scène politique turque. De même, l'incendie par une foule islamiste d'un hôtel à Sivas (juillet 1993), où brûlèrent vifs une quarantaine d'intellectuels, a eu un effet majeur sur les mobilisations alévistes dans les années 1990. Rien ne dit que, sans cet événement, les fortes mobilisations alévistes qui suivirent auraient eu lieu. De même, les émeutes qui ébranlèrent le Khouzestan iranien, au printemps 2005, eurent pour origine des rumeurs de repeuplement de la région qui réveillèrent un antagonisme dormant.

L'articulation de ces niveaux pose la question de la construction par les acteurs collectifs et individuels de sens éventuellement contradictoires à partir des mêmes événements. L'alignement ou la discordance des cadres d'interprétations entre les différents groupes mobilisés fait ainsi le lien avec le passage à l'action collective.

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